vendredi 24 mai 2013

Bribes de mémoire: Hiéroglyphes mystérieux... 1.

   Comment faire pour que le monde ressuscité très personnel ait un intérêt quelconque pour autrui? Qui plus est dans une langue d'adoption, invitée à être capable de traduire les sensations premières de l'enfance, le parfum particulier des acacias en fleurs un soir de printemps ou celui de l'herbe folle au bord du chemin, après l'averse... ce parfum est celui d'un pays, celui d'une enfance. Et chaque pays, chaque enfance a le sien comme nulle part ailleurs.
   Europe centrale... Petit pays entouré de toute part. La mer est si loin, un rêve si lointain que finalement, on se fait une raison: on n'en a pas besoin, on s'en passe. D'autant plus qu'à cette époque, on ne peut guère espérer voyager  pour approcher l'océan.
    Je suis issue du petit peuple démuni, d'une famille de chair à canon. Chaque génération a eu sa guerre mondiale: la première pour les grands-pères, la deuxième pour le père à qui on demande de prouver jusqu'à la quatrième génération en arrière qu'il n'y avait pas de juifs dans la famille, sinon, au lieu d'être envoyé au front, il aurait atterri directement dans un camp de travail, antichambre des camps de concentration. Le choix est, certes, d'un avantage tout relatif... mais il en est revenu.
   Une année, j'ai fait des recherches dans les archives poussiéreuses du presbytère. Remontant au 18e siècle  -  plus avant, les incendies, les guerres permanentes contre l'envahisseur ottoman avaient tout réduit en cendres  -  je suis tombée sur mes ancêtres lointains, qualifiés avant 1848 de "serfs"  -  servus en latin. J'ai eu un curieux serrement de coeur. Aurais-je été gonflée d'une secrète satisfaction si j'avais découvert du sang bleu dans mes veines? Ce n'est pas que j'avais tellement d'illusion avant d'entamer ces recherches mais ce mot "serf" m'a quand même explosé à la figure. Les pages jaunies ont concrétisé le sentiment flou que j'avais depuis toujours: dans mes gènes, la lignée de mes ancêtres est inscrites en hiéroglyphes mystérieux, leur physique trapu de laboureurs sans terre, leur misère, leur résignation, avec, peut-être quelques apports exotiques dus aux multiples invasions. Mon patronyme même ne serait-il pas cadeau d'un obscur Mongol, aventurier traînant avec les hordes de Batou, fils de Djenguiz khan qui ont dévasté la royaume de Hongrie au treizième siècle? Ou alors plus tard, durant le siècle et demi d'invasion ottomane? Il avait dû s'y plaire tellement qu'il a engendré ma lignée paternelle, une lignée de serfs...





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