samedi 1 juin 2013

Bribes de mémoire 3. Antique pédagogie


texte daté du 28 juillet 2008:
 
   Ce rythme immuable, avec ses contrastes et ses ruptures violentes, façonnait mon enfance. La proximité de la nature imposait sa cadence, chaque saison dictait les préoccupations et les événements majeurs. Des cycles rassurants dans leur perpétuité.
   J'étais enfant à une époque sans télé. Cette différence cruciale est devenue lieu commun et pourtant... On vivait en "tribu" avec les bons et les mauvais côtés de la chose. Trois générations sous le même toit. D'âpres luttes entre bru et belle-mère pour le territoire, le pouvoir, mari  -  et fils  -  entre deux feux. Ceci dit, la bataille aboutie, chacun gardait un rôle plus ou moins important, y compris les enfants. Au lieu de les ensevelir sous les cadeaux, de les clouer devant l'écran, pour qu'on n'en parle plus, pour qu'on ne les entende plus, ils devaient participer, proportionnellent à leur âge et force physique aux tâches communes. Toujours la même histoire de confiance et d'initiation !  C'était une antique pédagogie dictée par les nécessités : les enfants devaient pouvoir remplacer les adultes, les prendre en charge à leur tour, le moment venu, dans une lignée inchangée et, pendant longtemps sans l'espoir de sortir des rangs des démunis. Pour les générations anciennes, l'espoir consistait à ne pas faire pire, à manger simplement à sa faim.
   Les petits-enfants grandissaient avec les grands-parents. Ainsi, la vieillesse n'était pas une déchéance honteuse à cacher au fond des mouroirs sentant l'urine et le désinfectant, entre des mains plus ou moins compatissantes, mais un phénomène dans l'ordre des choses. L'enfant était élevé dans le sentiment fort du devoir envers ses parents et les vieux savaient qu'ils auraient leur place jusqu'au bout au sein de la famille. Image angélique, idéalisée par un passéisme nostalgique?  Bien sûr, tout n'était pas aussi idyllique : cela supposait un solide sens du compromis de part et d'autre et qui manquait souvent. Les guerres, les disputes entre générations étaient fréquentes et dévastatrices. Beaucoup de jeunes couples furent ébranlés ou pulvérisés par l'intervention parentale, incapable de se résigner à partager amour, biens et pouvoir. Les vieux n'étaient pas toujours choyés avec respect, loin s'en faut. Mais la chaîne entre les générations existait et transmettait une image de continu, de perpétuel même. Et c'est ainsi que mon enfance sans télé m'a enseigné les mondes successifs révolus de mes grands-parents et de mes parents, par leur bouche talentueuse de conteurs des veillées.

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