mardi 11 juin 2013

Bribes de mémoire * Vieilles figures de mon enfance


13 août 2010
   Eternelle obsession du temps qui passe, emportant tout à son passage, exceptées les quelques estampes pâlissantes de nos souvenirs, eux-mêmes condamnés à disparaître avec nous... Tentatives illusoires de les retenir, de les ressusciter, dans le but de se forger le socle bancal sur lequel appuyer un présent tout aussi aléatoire. Néanmoins, essayons de jouer avec eux comme le chat joue avec son ombre...
   Quelques silhouettes de vieilles femmes en noir, la tête cachée par le foulard noué sous le menton, émergent. Figurantes quotidiennes de mon enfance. Voisines de gauche, de droite, d'en face, de notre rue couverte de poussière chaude en été, de boue noirâtre et grasse, collante ou tranchante selon la saison.
   Je ne les ai jamais vues tête nue. Celle de gauche était veuve, sèche, solitaire, aigrie. Elle est passée chez nous, un soir de Noël, telle la fée Maléfice. J'étais tout à mon bonheur de découvrir mon cadeau sous le sapin, un napperon à broder, avec son aiguille et ses fils multicolores. Je me suis aussitôt mise à l'ouvrage. Une tape énergique sur ma main et un tonnerre de réprimandes m'ont stoppée : "N'as-tu pas honte de toucher à une aiguille un soir de Noël, au risque de piquer le corps même de notre seigneur Jésus?" Je me suis figée, mortifiée. Ma mère a eu beau voler à mon secours, chassant la méchante sorcière, mon bonheur était brisé...
   Celle de droite, ronde, grand sourire dont émergeait une seule dent en bas, à la manière d'un poteau solitaire résistant dans un paysage aride, était toujours prête à ouvrir  sa porte et ses bras. Elle nous berçait d'histoires envoûtantes de sorcellerie, de médecine magique pour soigner ses jambes douloureuses qu'elle couvrait, devant nos yeux ébahis, de sangsues tirées d'un grand bocal à confiture...
   Celle d'en face avait une voix si haut perchée qu'il suffisait qu'elle entonne dans la porte : "Feriiii-keeee !", et son petit-fils ainsi convoqué à table accourait de l'autre bout du quartier. Elle avait le sourire facile, inondant son visage rond, mais aussi la colère dévastatrice, devant laquelle tous les enfants de la rue filaient doux. Un jour  -  je devais avoir six ans  -  dans une bagarre entre enfants, j'ai asséné un coup de canne sur la tête de son petit-fils, un peu douillet, à peu près du même âge que moi. Aussitôt, je me suis réfugiée à la maison, devant les hurlements du gamin. La tempête n'a pas tardé à s'abattre : la grand-mère secouait notre porte verrouillée à la hâte, vociférant d'antiques malédictions à mon adresse, souhaitant que mon bras tombe, desséché... Il a fallu que ma mère arrive pour retourner les malédictions avec la formule appropriée : "que de sa bouche, les maléfices retombent sur son sein..."

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