jeudi 11 juillet 2013

Oeuvre de Gilbert * Le mépriseur (roman, extrait)


16 octobre 2010

   Voici un extrait du roman de Gilbert Le mépriseur, publié en 1993 aux éditions Manya. Le lent chemin de croix du commissaire Tardeau. Pour moi, c'est de la très grande écriture, et Gilbert savait à quel point j'étais avare des compliments. Il me donne, à chaque relecture, des frissons de plaisir et d'effroi...

  
(...) La nuit achève de tomber, repliant le vide que la large baie ouvre sur la ville en contrebas. Autour d'eux, l'obscurité tisse un écran accueillant à l'épave qu'est devenue sa vie. Il voudrait éteindre la lampe, s'évader dans le noir qui va les gagner, comme dans les draps d'antan, chauffés d'une bouillotte. Mais elle ne supporte pas les draps, pas plus qu'elle n'accepte de se livrer à l'amour sans lumière et, loin de trouver l'apaisement, il se découvre cristal cassant, statue exposée dans une vitrine, porcelaine agitée par des visiteurs pervers suspendus dans l'air derrière la vitre, riant à gorge déployée de sa nudité adipeuse.

   Maintenant qu'elle l'a privé de vêtements, il faut différer les gestes plus compromettants. Seuls les mots ont alors un effet, petits mots, ni trop courts ni trop longs, et ronds comme une toupie, mots qui se déroulent comme une corde ronflante. L'idéal serait de l'amuser, de la détourner de sa besogne, quelques minutes, une seconde. Il tente une plaisanterie, une deuxième, puis d'autres, les plus éprouvées, les plus éculées, celles qui assurent d'ordinaire son succès. En vain.
   Toujours, il les a conquises par le rire, sachant qu'il ne disposait pas d'autres armes, avec une profession peu propice à inspirer la passion, un physique distendu par la nourriture et la bière, handicaps qu'il s'acharnait à dissimuler le plus longtemps possible sous la fantaisie. Ces conquêtes, consommées au creux d'un lit et défaites au matin, par lassitude, par mégarde ou parce que de plus brillantes victoires s'annonçaient, baignent dans le lointain. Son humour, il ne le retrouvera que plus tard, dans ces années vers lesquelles il se hâte, lorsqu'il n'en aura plus besoin parce que sera dépassé le cap du dernier recours.
   De toute façon, Martine est une trop redoutable travailleuse. Elle ne saurait supporter de se distraire de sa tâche, avant de l'avoir peaufinée de toute sa technique, n'admettant aucun contretemps, aucun obstacle sur la route tourmentée de l'orgasme. Face à pareil adversaire, et au ciel obscurci des regards qui le jugent, la partie est perdue d'avance, la défaite consommée avant même la bataille  et il s'abandonne lentement, pour la première fois depuis un siècle, pour la dernière fois avant un siècle, perdu, écartelé, entre deux infinis. (...)

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