jeudi 22 août 2013

Se nommer - exister?


5 octobre 2010
   Depuis un bon bout de temps, j'ai conscience de la difficulté récurrente de me présenter: décliner mon nom et prénom me demande un réel effort sur moi-même. Comme à l'accoutumée, j'essaie d'y voir plus clair et de comprendre d'où vient le malaise et depuis quand il me paralyse. Je remonte au moins à l'adolescence, sans pouvoir mettre un événement concret sur la liste des causes.
   
Je casse les pieds à mes amis avec ces prises de tête : une m'a même parlé de masturbation intellectuelle que je devrais laisser choir. Mais j'adore ça! ai-je répondu, en apparence guillerette. D'autres tentent une explication en cherchant l'origine dans mes identités multiples dans lesquelles j'aurais du mal à faire le tri. Je ne le pense pas : ça ne me déplaît pas de jouer à cache-cache avec moi-même et parfois, de m'échapper à moi-même dans ce grand remue-ménage rationnel. Et puis, ça a commencé bien avant de démultiplier mon identité d'origine! J'ai pu remonter à l'âge de 13-14 ans, au moins...
  
   La mère donne la vie, le père donne le nom  -  et l'existence sociale, en somme. Mon père n'y est pour rien, j'ai eu une enfance heureuse, sans conflit notable avec les parents. Je n'ai pas connu de grandes révoltes d'une identité en formation. Alors, une psychanalyse pourrait exhumer la cause plongée dans les limbes bienfaiteurs du subconscient. A quoi bon? Cela ne m'a pas empêché de vivre durant de longues années.
  
Certains disent que l'on peut être mal nommé, il suffirait donc de changer de prénom pour être à l'aise. Certes, ma mère a insidieusement instillé son aversion pour son prénom  -  le même que le mien, imposé par la coutume. Il y  en a beaucoup qui me plaisent plus que le mien. Cependant, lorsque je les "essaie" sur moi comme un habit neuf, je n'y suis pas plus à l'aise. J'en conclus que c'est me nommer qui pose problème. Alors, l'impasse...
   
Je tente une dernière spéculation: celui qu'on ne peut nommer, n'existe pas. Et s'il n'existe pas, ne peut pas mourir non plus...

mercredi 21 août 2013

Inéluctables...


   Sur des blogs hongrois, j'ai vu circuler une liste, comme il est à la mode d'en lancer de temps en temps parmi les blogueurs. La liste des choses que l'on aimerait voir s'accomplir avant son dernier soupir pour que la vie semble comblée et que l'on puisse la quitter sans trop de regret...
   J'espère, me concernant, que cette liste ne saura jamais être définitive. Que j'aurai toujours envie d'accomplir une chose de plus, jusqu'à mon dernier soupir! Je redoute plutôt le malheur d'une vie sans désir qui se prolongerait comme un désert aride.
  L'âge avance avec son cortège de difficultés physiques qui m'attendront sans doute, d'autres, matérielles, qui feraient barrage à l'envol des désirs... On peut, du moins, les caser dans la liste des inassouvis...




* écrire mon livre enfin, l'unique qui contiendrait tous les autres...

* peindre enfin un tableau abouti (ou plusieurs, pourquoi pas?)

* voir grandir mes petites-filles heureuses et préserver notre merveilleuse complicité

* voir mes enfants satisfaits de leur vie et me gardant leur affection

* avancer en sagesse et en sérénité, les communiquer aux autres sans pérorer comme une vieille chouette édentée qui s'écoute parler...

* visiter ou revisiter les endroits du monde qui me sont importants (la Vallée des Rois, Florence et Venise, la Cappadoce, la Grande Muraille de Chine et la Cité interdite, le Japon, les rues et les canaux de Saint-Petersbourg pendant les nuits blanches, Delphes, le lac de Van, etc., etc., etc...) 

dimanche 18 août 2013

Bribes de mémoire 12. De mon grand-père paternel (3)


12 septembre 2008

  
son portrait fantaisiste par moi à 12 ans
Les années de paix, mon grand-père fait vivre sa famille tant bien que mal, en vendant la force de ses bras. Toute la famille doit y contribuer : ma tante est bonne chez des gens aisés, mon père, à six ans, garde les oies d'un paysan et mes grands-parents sont saisonniers, au gré de la demande pour les travaux des champs. De temps à autre, on confie à mon grand-père un troupeau de bovins à conduire jusqu'au fameux marché à bestiaux, à pied, à deux cents kilomètres plus loin, dans la célèbre plaine de Hortobágy, devenue attraction touristique de nos jours. A l'époque, c'est la route de tous les dangers, repère de détrousseurs de grand chemin. La nuit, on fait halte dans des auberges plus ou moins louches et le matin, on peut se réveiller dépouillé de l'argent du marché, l'argent qui ne vous appartenait même pas ! C'est ce qui arrive à mon grand-père un soir où il a l'impression de tomber dans un sommeil sans fond...
   Chemin faisant, il apprend sa géographie, en récitant par coeur les noms de tous les villages traversés et, des années plus tard, nous apprenons à les réciter avec lui, à notre tour, mon frère et moi.
   En hiver, il nous fabrique des jouets rudimentaires et extraordinaires, à partir des tiges de maïs reliées avec des allumettes : une paire de boeufs tirant une charrette. Lorsque nous le supplions de nous faire un dessin, ses doigts déformés par le travail dur ont du mal à tenir le crayon pour exécuter l'unique dessin dont il a l'habitude : un cheval qui commence immanquablement par un grand 2...
   Il ne nous gronde jamais, et nous évitons de désobéir devant sa gentillesse désarmante. Déjà vieux, il est très fier d'être encore capable, démonstration à l'appui, d'exécuter un poirier impeccable qu'il a, jadis, au sommet de sa gloire, produit sur le toit d'une maison, en haut de la cheminée !
   Je n'ai jamais vu mon grand-père aller à la messe. Cependant, le soir, la mémoire le restitue se préparant au coucher, à l'immuable rituel du pliage lent et scrupuleux de ses habits, aux murmures de ses prières perpétuelles qui se terminent par les noms de tous ceux qu'il aime, les recommandant à la grâce de son dieu...

samedi 17 août 2013

Bribes de mémoire 11. Mon grand-père paternel (2)


6 septembre 2008
  
   C'est l'Empire Austro-hongrois en déclin, avec, à sa tête, l'empereur François-Joseph, vieux comme le monde, régnant depuis ses 18 ans. Il commence sa carrière d'empereur en écrasant dans le sang la révolution hongroise de 1848 suivie d'une guerre d'indépendance, avec leur cortège de héros et de martyres dont le souvenir nourrira la braise sous les cendres. Le vieil empereur disparaît en 1916, en plein cataclysme qui emportera deux ans plus tard son empire disloqué. Son exceptionnelle longévité (les vieux dictateurs des temps modernes réitèrent l'exploit) lui confère une certaine indulgence du peuple: à force de ressembler à un meuble immuable, on finit par le trouver rassurant. J'ai toujours entendu mon grand-père l'appeler par un diminutif familier : Ferenc Jóska (prononcer: Féréntz Ioshka : diminutif de Joseph).
  
   N'empêche qu'un an après son mariage (1913) et avec ma tante de quelques mois, mon grand-père pose en tenue militaire sur la photo jaunie. Ma grand-mère sans foulard pour l'occasion ! Je découvre son visage jeune et joli que je ne connaîtrai que ridé et toujours à l'ombre d'un foulard...
   Mon grand-père s'en va pour les années de guerre, se fait prisonnier sur le front russe et finit dans une ferme dans le Caucase, désespérément loin de la famille et du pays. Il apprend à baragouiner en russe mais une nuit d'hiver, il décide de s'enfuir : le paysan s'attaque à coup de fourche à sa fille qui veut épouser un autre que le choix du père, à sa femme en même temps qui la soutient. Mon grand-père dit simplement : Je l'ai renversé dans la paille sinon il aurait fait malheur avec sa fourche. Du coup, je n'avais pas le choix, je me suis sauvé dans la foulée... Il ne relève même pas l'acte de courage, on n'a pas à réfléchir dans ce genre de situation d'urgence, on fait ce qu'on a à faire et c'est tout.
   C'est l'hiver en Russie et il revient à pied, marchant surtout la nuit, pour éviter les humains. La nuit, ce sont des loups dont il faut se méfier : on distingue leurs silhouettes noires sur fond de hurlements affamés sur la crête des congères et il convient de ne pas se placer dans le sens du vent... Nous écoutons ces récits avec mon frère, retenant notre souffle, composant notre cinéma dans la tête : des décennies plus tard, j'ai toujours les mêmes images, intactes d'un cinéma en noir et blanc.

vendredi 16 août 2013

Bribes de mémoire 10. De mon grand-père paternel (1)


1 septembre 2008
   Avant que l'omniprésence magique de la télé ne gagne les foyers, les occasions sont nombreuses pour la transmission de l'histoire familiale. Nous, les enfants, sommes insatiables à écouter et à réécouter les récits de mon grand-père dont la guerre avait fait un aventurier bien malgré lui.
  
Le portrait de mon grand-père fait vers mes 14 ans
Je me rends compte soudain que d'un côté comme de l'autre, c'est le grand-père qui raconte. Pourtant, tout nous fascine dans ces vies d'autrefois dont nous sommes issus mais de mes grands-mères, je ne saurai presque rien. Pourquoi? Mystère... Je pencherais plutôt vers une habitude inculquée par une éducation séculaire : la femme se tait et écoute l'homme qui ramène les histoires du monde extérieur.
   Mon grand-père paternel est né en 1887, dans une famille dont la seule richesse était ses nombreux enfants. Pendant la bonne vingtaine d'années que je l'ai connu, il a toujours la même tête, la même silhouette, sans vieillir ou toujours vieux : très petit (1 m 60 à peine), vif sans jamais se presser. Mais ce dont je me souviens le plus c'est son sourire qui éclaire le visage et les yeux bleus lumineux que j'espérais vainement en héritage... Mon grand-père, c'est un tout : une réelle bonté, une gentillesse dont je ne l'ai jamais vu se départir, jamais entendu lâcher un juron qui soulage la colère et dont la langue hongroise est si généreuse. Je me demande souvent quel était son secret, quels gènes familiaux distribuaient cette joie de vivre indestructible, simple et permanente dont ses frères et soeurs étaient également pourvus...
   La plupart du temps, il n'y a
 même pas de croûtons secs à picorer dans la corbeille à pain. On amène donc les enfants au marché, dès l'âge de six ans, pour essayer de les caser chez les paysans riches. Ces récits comme leur souvenir me serre le coeur, encore et toujours. Et pourtant, mon grand-père les raconte avec le sourire, comme une fatalité simple et évidente, à laquelle il a survécu : il est donc le gagnant, en fin de comptes.
   Chez le paysan, il dort avec le bétail, dans la paille de l'étable. Il dit que ça tient chaud, une vache qui vous souffle dessus, il lui en est reconnaissant. La paye pour un an de peine : un demi-sac de blé et une paire de bottes usagées mais on est nourri et logé. Le fils du patron est un plaisantin sadique : il le suspend au-dessus du puits par une jambe en lui faisant peur de le lâcher... Il l'oblige à marcher à cloche-pied sous peine de le piquer avec une fourche s'il pose le pied... Je retiens mon souffle et regarde son sourire édenté. Il n'a qu'un seul regret : être privé de l'école comme exclu du paradis. A l'armée, on lui apprend à signer son nom avant de l'envoyer sur le front russe...

mardi 13 août 2013

Bribes de mémoire 9. Des Noël d'autrefois...


27 août 2008

 
   Plus loin je m'enfonce dans cette séance de spiritisme sans autre accessoire que mon clavier et ce magma en fusion que j'essaie d'explorer au risque de me brûler au passage, plus je ressens ce dont parle Zsigmond Móricz à la fin de son roman autobiographique. Il parle du feu qui le maintenait en fusion durant les trois mois d'écriture sans répit. Loin de me mesurer à son talent vertigineux, j'ai le sentiment que cette aventure archéologique se nourrit de l'explorateur lui-même. Curieuse sensation que de s'abîmer dans les profondeurs de la mémoire et de remonter à la surface des vestiges d'émotions éprouvées aux commencements, de les récupérer aussi intactes que possible. Dans quel état se retrouvera l'archéologue à la fin de la campagne?...
   Noël des débuts du chemin... Je dois avoir 4-5 ans, pas plus. Le sapin est décoré en grand secret par un jeune couple, mes parents. Ils attendent le moment que nous soyons endormis avec mon frère pour s'y atteler, dans la seule pièce chauffée de la maison où se trouvent nos lits d'enfant et le grand lit double des grands-parents. Les jeunes mariés n'ont qu'à se serrer l'un contre l'autre sous l'édredon monumental de la pièce voisine et à gratter le givre à l'intérieur de leur fenêtre pour entrevoir le jour se lever  avec eux...
   Ce jour-là, tout d'un coup, je me réveille en sursaut, par la lumière électrique peut-être, et, dans un demi-sommeil, j'aperçois mes parents en train d'accrocher sur un sapin des décorations confectionnées par eux-mêmes : des noix dorées et argentées, des images découpées, des guirlandes artisanales. Pour nous, les enfants, c'est un ange qui doit apporter le sapin le soir du 24 décembre. Je saurai bien plus tard, à la mort de Saint-Nicolas et du monde merveilleusement crédule de ma petite enfance que c'était une voisine, en longue chemise de nuit en satin rose qui se déguisait en ange et que nous regardions avancer, souffle coupé, avec notre petit sapin à la main... Et le soir où je surprends mes parents dans les préparatifs, je referme les yeux aussitôt pour préserver leur secret et pour prolonger l'enchantement pour moi-même...

samedi 3 août 2013

Sándor Márai * Fin de semaine (Hétvége)


3 septembre 2011
   Il y a deux ans, juste après les trois jours passés à Venise, comme un fait exprès, je suis tombée sur un petit volume, dans une librairie hongroise où je suis entrée glaner quelques lectures pour l'année à venir. "Une nuit à Venise", nouvelles vénitiennes d'écrivains hongrois... Comme pour prolonger les sensations toutes fraîches...

"Samedi, je m'envolai pour Venise..." Ces mots auraient pu figurer dans les récits d'écrivains utopistes du début du siècle. Donc, samedi, je me suis envolé pour Venise. Je suis parti à 9 heures. A midi et demie, je déambulais sur le Lido, le vaporetto m'a transporté à l'hôtel, à 1 heure, j'étais à table et à 2 heures, je suis allé boire un café à la place San Marco. Le soleil brillait. La brioche qui accompagnait le café avait un goût de vanille. Du sirop dans une carafe de cristal remplaçait le sucre. Il y avait de la musique partout sous les arcades. Vue du haut, tout comme du bateau, Venise semblait un étincellement de marbres et d'oripeaux multicolores. Sa beauté est insoumise aux cartes postales, aux voyageurs de noce et aux souvenirs; des siècles n'ont pas pu la souiller de la bave de leur enthousiasme visqueux. Conduis-moi où tu veux, ai-je dit au gondolier. Nous avancions lentement, l'eau berçait le cercueil noir et ce balancement m'a rappelé l'avion qui avait survolé la montagne avec la sérénité des très grands navires, sans tanguer. Dans une gondole, le passager attrape plus facilement le mal de mer. J'ai aperçu l'équarisseur d'eau qui se démenait dans sa gondole à barreaux avec ses chiens rebelles, ramassés dans les rues étroites par ses collègues terrestres. Dans la porte de l'hôpital, une vieille femme pleurait. Le ciel était sans nuage: un ciel de début de mai à Venise. (...)

(traduit par RozsaTatàr)

vendredi 2 août 2013

Procrastination


15 septembre 2011
 Un mot un peu énigmatique pour exprimer le fardeau dont nous sommes nombreux à souffrir... "Remettre au lendemain"...
Il y a des gens hyperactifs. Leur boulimie d'actions ne masquerait-elle pas une profonde angoisse du vide qui menace de les engloutir s'ils baissent le régime? A l'opposé, d'autres, les contemplatifs dont l'inertie ne servirait-elle pas d'excuse pour masquer une paresse congénitale?
Je ne suis pas une hyperactive, j'appartiens plutôt à l'autre groupe. Parfois, j'observe avec effroi mon sablier personnel, avec quelle régularité impitoyable et inarrêtable il fait écouler le mince filet de ma vie... Il est vrai que de temps en temps, nous avons une nouvelle chance, en retournant le sablier. Cependant, une voix intime nous avertit que ces occasions  deviennent de plus en plus rares... Qu'il ne faut pas les gâcher... Comment faire alors, pour vaincre l'inertie qui nous empêche de bouger, tout en nous écrasant de culpabilité?
Les tâches s'accumulent, inexorablement... Téléphoner à untel (à plusieurs même!), répondre à d'autres par mail, tondre la pelouse, passer l'aspirateur, trier la paperasse qui forme un monticule conséquent sur le bureau, faire quelques indispensables courses, travailler sur votre exposé, préparer la prochaine soirée de lecture, conduire votre voisine chez le dentiste, débarrasser enfin les encombrants, continuer le texte à prétention littéraire commencé il y a trois mois... Sans parler des projets plus anciens... Devant l'ampleur de la tâche, vous expédiez le plus pressé et la montagne continue à grossir en vous menaçant de vous ensevelir...
Je sais bien qu'il y a de bons conseils pour nous dire comment nous organiser pour liquider les arriérés. Je soupçonne ce désordre invincible n'être que le reflet de notre vie... Un amas de questions, de problèmes non résolus, auxquels s'ajoutent des nouveaux. Remis à plus tard. Ces petits délais dérobés nous donnent l'impression d'une bouffée de liberté éphémère comme les cinq minutes volées au réveil-matin de notre enfance. Pour revenir d'autant plus violemment à la figure...