samedi 28 septembre 2013

László Németh (1901-1975) * Répulsion ("Iszony" roman, extrait)










(publié le 16 Septembre 2008  in http://fora.over-blog.org)



László Németh est un des plus grands écrivains hongrois du vingtième siècle. Ses figures de femmes sont d'une justesse stupéfiante. Nelli, l'héroïne de ce roman se débat avec la répulsion irrépressible qu'elle éprouve pour son mari, épousé sur  l'insistance de sa mère. Malgré sa froideur, elle nous apparaît comme victime d'un destin qu'elle n'a pas vraiment choisi.



[...] La petite Zsuzsi était déjà couchée dans son lit, les quatre membres étirés, la couverture de travers, et moi, j'ai entrepris un raccommodage pour faire passer le temps. Sanyi, toujours éveillé, m'épiait à travers la fente, pas plus large qu'une allumette, de ses paupières mi-closes.

 -  Tu ne te couches pas encore ? a-t-il posé la question à plusieurs reprises.

 -  Non, je dois terminer ce vêtement, Zsuzsika va le mettre demain. 

  Les paupières espionnes ont fini par se fermer. J'ai senti qu'il faisait semblant de dormir, sa trop profonde respiration le trahissait. Pourtant, j'ai fini par me coucher, épuisée par la nuit précédente. Je restais étendue, les yeux ouverts, guettant le moment où il se mettrait à parler. Je savais que ses yeux chafouins demeuraient ouverts ; tiens, il a même cessé le jeu de la respiration profonde, n'attendant que le laps de temps convenable pour ouvrir la bouche. Parmi tous les supplices de la vie commune, cette attente est la plus atroce. Son côté incontournable est aggravé par la torture du retour. Pendant quelques jours, Sanyi a été absorbé par la maladie, mais telle la nouvelle lune, le voilà grandissant, regonflé, tu n'y échapperas pas.    

  -  Nellike, tu es réveillée? - arrivent les mots inévitables.  -  J'ai la gorge sèche.

  -   Ta limonade est sur ta table de nuit  -  ai-je dit, essayant de me dominer. Petit bruit de farfouillement.

  -  Tu vois, j'en ai renversé sur moi. Tu n'as pas un mouchoir?...

  J'ai pris le mouchoir sous mon oreiller et le lui ai passé.

  -  Laisse-moi ta main.  Je n'arrive pas à m'endormir.

  Si je ne lui avais pas laissé ma main ou si je m'étais levée, rien ne serait arrivé. Mais je l'ai laissée. J'ai bataillé avec mes nerfs, je me suis mise à l'épreuve pour savoir si je tiendrais. 

  -  Pourquoi tu ne m'as pas rejoint dans mon lit cet après-midi ? -  a-t-il chuchoté emprisonnant ma main.  -  Viens maintenant.

  -  Je n'y vais pas, laisse-moi tranquille  -  ai-je répondu brutalement. 

  -  Alors, c'est moi qui y vais  -  a-t-il roucoulé en sautant dans mon lit.

  Les relents de sueur de cet après-midi ont de nouveau envahi mon nez. Et avec, tout ce que je redoutais depuis des heures. Non, je ne le tolérerai pas, même si je dois en mourir. Cette fois-ci, je ne me laisserai pas faire, ai-je décidé en me penchant en arrière et dressant mon oreiller devant moi. Mais Sanyi me tenait déjà par la taille, m'attirant vers lui.

  -  Tu sors tes griffes ? Alors, griffe-moi, ai-je entendu sa respiration brutale de l'autre côté de l'oreiller. 

  L'horreur a décuplé mes forces. J'ai appuyé l'oreiller contre son visage et je l'ai repoussé d'un coup de pied.

  -  Tu ne me laisseras donc jamais en paix -  ai-je crié. Et, avec rage, j'ai repoussé sa tête en arrière.

       Tout d'un coup, je n'ai plus senti de résistance de l'autre côté de l'oreiller, j'étais couchée sur lui, dans son lit, avec l'oreiller entre nos deux visages.  -  Sanyi, ne joue pas  -  ai-je crié, rejetant l'oreiller. Et j'ai rampé désespérément vers le bord du lit pour atteindre la lampe de chevet et les allumettes. J'en ai cassé cinq avant de pouvoir allumer et la petite lampe (dont le cercle lumineux avait tant de fois guidé nos pas en rentrant par la Grande Rue) a éclairé son visage. Sanyi ne jouait pas. Si oui, c'était avec beaucoup de talent. Il était allongé sur son lit, les yeux mi-clos, immobile. [...]


traduction: Rózsa Tatár

jeudi 26 septembre 2013

Bribes de mémoire 16. Rêves promis





Publié le 3 Novembre 2008

   



   Nos premiers départs en vacances chez les grands-parents maternels s'apparentent plutôt à des expéditions et en y repensant, j'admire le courage et la ténacité de ma mère pour s'y lancer, aller et retour, à travers un pays qui se remet lentement des blessures de la guerre. D'après ses récits, la première traversée de Budapest en tramway, avec un bébé de six mois - moi-même - et les bagages, est épique. La ville offre un spectacle de désolation. Encore en ruines en 1948 car les Allemands s'en sont retirés au printemps 1945, sous la poussée de l'armée russe et après avoir fait sauter les huit ponts sur le Danube, en plein après-midi, chargés de piétons et de véhicules...

   Il faut prendre le train vers huit heures du soir, en changer trois fois avant d'arriver le lendemain après-midi (cela donne une idée de la vitesse des trains aux banquettes en bois, d'un confort très rustique et des temps d'attente interminables, pour faire moins de quatre cents kilomètres), dans une petite gare. Mais ce n'est pas encore fini! Le village de nos rêves se cache dans les collines, à quelques kilomètres de la gare. C'est mon oncle qui vient nous chercher, et en fiacre, s'il vous plaît, comme des vrais seigneurs! Le fiacre ne sert que pour les grands jours, essentiellement pour des mariages et pour notre arrivée!
    
    Ma mère prétend depuis toujours que l'air ne contient pas la même dose d'oxygène, une fois le Danube traversé, mais bien supérieure, et nous le ressentons effectivement ainsi. A mesure que nous nous approchons de la montée vers la maison des grands-parents, l'excitation augmente et je la ressens des décennies plus tard, intacte, tant elle m'envahit à chaque fois comme une onde bienfaitrice, une promesse de pur bonheur qui m'attend à coup sûr. 
   
   La maison se remplit aussitôt : les oncles, les tantes et les cousins accourent de toute part et une quinzaine de personnes se serrent dans la petite cuisine de ma grand-mère, dans un bruissement joyeux. On constate les changements survenus depuis l'an passé, les enfants grandis, un ou deux bébés de plus. Les vieux ne changent pas. Ils ont toujours la même allure, immuable. Ils le resteront ainsi pour l'éternité, dans ma mémoire...

lundi 23 septembre 2013

Zoltán Körösi * Sang de cerise (fin de la nouvelle)


(publié le 6 Novembre 2008 dans "Le blog de Flora)

[...] Chaque fois, je m'installe devant le miroir, je me regarde, je regarde mon visage, ma chevelure, j'y cherche les fils blancs.  Il arrive que j'enlève aussi ma chemise et je me demande pourquoi ce corps, le mien, ne veut pas admettre que je suis encore la même à l'intérieur. Je me regarde dans le miroir mais, jour après jour, c'est une vieille inconnue qui renvoie mon regard.
   Son visage est ridé, ses yeux délavés.
   Je me coiffe, je peux rassembler dans ma main une poignée de cheveux tombés.
   Bien sûr, je sais, tout le monde a cru à l'époque que je n'irais pas à l'enterrement, que j'aurais peur ou honte. Ils pouvaient croire tout ce qu'ils voulaient.
   Béa gisait encore dans le plâtre, on parlait d'eux dans les journaux, ça s'était passé près de Lepsény, comme dans une blague, la Wartburg au nez rond avait été emmenée directement à la casse, et moi j'étais là, à côté du trou, du tas de terre. J'avais mis des bas noirs, une jupe noire, un corsage noir, tout en noir, comme une vraie veuve, et c'était ce que j'étais, je me tenais au deuxième rang mais j'avais fait faire une couronne de vingt-cinq roses, des boutons rouges cerise parmi des branches de pin, pour qu'ils fleurissent encore des jours après. La lumière coulait à flot et le soleil brillait, j'écoutais la musique stridente venue des haut-parleurs, les instruments à vent grinçants, et les cymbales qui éternuaient dignement. Un homme vêtu d'un costume sombre se tenait derrière le micro, il allait faire un discours lorsqu'il s'est mis à pleuvoir d'un seul coup, des petites gouttes mais qui tombaient très dru, comme si on avait arrosé avec une sorte de gigantesque tuyau, et pendant ce temps-là, le soleil continuait de briller, aucun nuage ne bougeait, pourtant, en un instant le sol est devenu gluant, glissant. L'asphalte devait l'être aussi à Lepsény, ai-je pensé, et j'ai tourné mon visage vers le ciel pour que l'eau le lave, qu'elle coule tout le long de mon visage, je n'ai rien à faire du maquillage, ce sera comme si j'avais pleuré.
   C'est vrai, j'ai toujours su me taire mais jamais pleurer.
   Je ferme les yeux, sans dormir bien sûr, mais tout s'éloigne progressivement, j'ai l'impression que le temps s'estompe, mais en moi, à l'intérieur, il reste immobile.
   Des taches rouges et noirs, derrière mes paupières.
   Le soleil y brille.
   Et j'entends, j'entends distinctement qu'ils bavardent là, dans la chambre, un homme et une femme, avec peu de mots, ou plutôt disant rarement quelque chose, comme ces gens qui se connaissent tellement que les mots sont superflus. Ils avalent des syllabes ou bien ce qu'ils disent n'a même pas de sens, il suffit qu'ils soient ensemble tous les deux, leurs voix, leurs corps, indissociables.
   Et lorsque le soir, entre les cheminées et les murs sans fenêtres, le soleil brille de nouveau jusqu'ici en oblique, lorsqu'il ne fait presque qu'effleurer les maisons de la rue Pannónia et que sa lumière est rouge, comme du sirop de cerise épais et collant qui coulerait tout autour des fenêtres noires, moi, je m'accoude de nouveau du côté de la rue, je regarde les vitrines déjà éclairées qui attirent les insectes, les moustiques, comme des voiles vivants s'agitant autour des lumières, et je regarde les autos, le bus numéro 15 qui déverse et qui aspire les gens, oui, je regarde avant tout les gens, ils se dépêchent, ils se prennent par le bras, ils se bousculent, ils s'évitent les uns les autres, comme ils sont nombreux! c'est une idée qui me vient toujours, mais seulement comme ça, comme si ce n'était pas moi qui le pensais, moi qui vis ainsi, comme si, jusqu'ici, j'avais seulement rêvé ma vie entière, les jours cliquettent comme un moteur de Wartburg, ils cliquettent, moteur deux temps oblige, et je sais que la vie qui est en moi, ce n'est déjà plus, ce n'est déjà plus, ce n'est déjà plus moi.

(trad. Rózsa Tatár  pour la nouvelle de Zoltán Kőrösi: Sang de cerise  in  "Sang de cerise" recueil de nouvelles, éditions Noran 2001)

jeudi 5 septembre 2013

Bribes de mémoire 14. De ma mère...



Publié le 7 Octobre 2008


Ma mère est originaire de l'autre bout du pays et même si cela ne fait pas une grande distance à l'aune de la France, l'autre bout est quand-même l'autre bout, avec ses différences de mentalité, de climat, de paysage et de la façon de chanter la parole. Elle prétend même que l'air que l'on respire a une autre saveur là-bas... C'est ainsi que le petit village d'une centaine d'habitants, perdu dans les collines couvertes d'acacias et de chênes, prend pour nous, enfants, le goût d'un authentique paradis où nous passons nos vacances d'été pendant vingt ans !
Elle n'a pas dix-neuf ans lorsqu'elle débarque, au bras de son mari tout neuf, dans la maison de ses beaux-parents où il faudra bien qu'elle s'impose. Elle qui ne s'est jamais éloignée de son village au-delà de la ville voisine, fait d'un coup un bond de quatre cents kilomètres pour ne revoir la famille, les amis, le clocher de son église qu'une fois par an. Elle ne comprend pas bien le patois local et les gens moquent son accent, exotique pour les autochtones.
La belle-mère entend bien sauvegarder son territoire mais ma mère, même intimidée au début, n'est pas de la trempe de ceux que l'on plie longtemps... Mes souvenirs les restituent toutes les deux, déjà pacifiées, avec la tension rentrée sous le tapis et y maintenue avec vigilance par la plus forte. Tout au plus, elle me dit : "tu ressembles à ta grand-mère" dans les moments où elle n'a pas envie de me complimenter. Je pense que leur méfiance réciproque perdure jusqu'à la fin de la vie de ma grand-mère, malade d'un cancer que ma mère soigne à la maison jusqu'à son dernier soupir...
Devenue veuve à soixante-sept ans, à terre une seconde fois huit ans après, à la mort de mon frère, je lui propose de noter l'histoire de sa vie pour l'aider à surmonter sa détresse. Ses premières "bribes de mémoire" à elle avoisinent, dans un gros cahier, les recettes de cuisine, les registres des dépenses mensuelles. Lorsqu'elle me les fait lire pour la première fois, je surprends le soin instinctif de la bonne élève d'autrefois, dans la vivacité et la souplesse de son écriture.
Je lui fait part de ma surprise : "Comment se fait-il que ta mère est si absente de ces pages?" Elle dit avec stupeur : "Tiens, c'est vrai. Je ne m'en suis pas rendu compte. Maintenant que tu le dis, je n'ai aucun souvenir de tendresse venant de ma mère"...

mercredi 4 septembre 2013

Gilbert Millet * "Le carillon" nouvelle, extrait




Publié le 17 Septembre 2008 sur Over-blog


   "Une main tremble sur le drap, celle qui bouge encore, serrée sur la télécommande. Dans cet état, tout chirurgien perdrait réputation et compte en banque. Privés d'un oeil ou deux pour un sursaut incontrôlé des doigts, ses patients multiplieraient les lettres d'injures, écrites en braille. Les plus virulents viendraient se plaindre, tentant de l'assommer à coups de canne blanche, heureusement bien imprécis, jetant sur lui d'énormes chiens-guides. Ayant renoncé depuis longtemps à l'ophtalmologie, Pierre ne risque plus rien. Son fils aîné lui a succédé, maître du cabinet, des deux étages de la clinique et des multiples pièces de la propriété. Parmi toutes les chambres, Christian proposait de lui en laisser deux, sur l'avenue, les plus bruyantes. C'était six mois après la mort d'Emilienne. Pierre n'avait plus envie de se battre ni d'encombrer les autres. Il refusa.
   Un claquement lui fait tourner la tête et murmurer la mélodie muette, le son du carillon, réconfortant, aimable qui a ponctué tous les quarts d'heure, pendant un demi-siècle, dans la salle à manger ou à travers les murs, le jour comme la nuit. Ici, il a fallu y renoncer, à cause de la minceur des cloisons, pour ne pas déranger les autres pensionnaires, d'anciens médecins grincheux qui s'auscultaient sans cesse, voyant leurs corps se délabrer sans rire d'aussi bon coeur que lorsqu'ils étaient jeunes, parlaient entre eux de leurs malades et disséquaient, goguenards, les pires infirmités. Pour la même raison, le téléviseur est réduit au silence, son ouïe affaiblie ne pouvant pas capter les décibels chétifs que l'on veut bien lui concéder.
   La grande aiguille fixe le douze, moment privilégié où la musique résonne, se prolonge avant de libérer les coups. De la vente aux enchères, Pierre se souvient parfaitement. Il débutait alors, était marié depuis huit jours et il fallait meubler l'appartement, le premier, celui qui ne comptait que trois petites pièces en plus du cabinet. Un rival acharné, myope aux montures d'écaille, était monté jusqu'à des sommes déraisonnables. L'achat du carillon en devenait incompatible avec l'état de leurs finances. Ils avaient tant de choses plus utiles à acheter... Emilienne avait néanmoins insisté et rien, personne ne résistait à Emilienne, surtout pas lui.
   Au fil des ans, la soumission s'était accrue. Il n'en souffrait pas trop, trouvait un apaisement à voir sa vie privée s'organiser sans lui. La perfection fut atteinte le jour où il devint capable de précéder tous les désirs de son épouse, portant des cravates vertes ornées de fleurs, se nourrissant de soja, d'épinards et de graines, sans regretter les viandes saignantes, faisant l'amour fenêtre ouverte, même les jours de gel, sous le regard de quatre chats dont chaque miaulement dénonçait son manque de virtuosité. Emilienne l'avait trompé pendant la guerre. Il ne l'avait appris que quarante ans plus tard, par un aveu fait sur le lit de mort. D'une voix éteinte, elle lui avait juré n'avoir tiré aucun plaisir de l'incartade. Il l'avait presque crue..." [...]

éditions Quorum 1998,  in  Petites tombes en viager