mercredi 9 octobre 2013

Fauteuil Voltaire (micro-fiction)


   
 Je me considérais comme un mari modèle. Après vingt-cinq ans de vie sans faille, aux côtés de la même femme, je me suis vu avec une auréole autour de la tête, ce matin, en me rasant devant la glace de la salle de bain. J'ai aussi fait le constat de mon reflet: un homme de cinquante ans, avec des cheveux fatigués, grisonnants qui avaient du mal à dissimuler les plages désertes... Des traits enflés, quasi disparus dans des joues rebondies, hérissées de poils gris, des valises sous les yeux... Un sourire las découvrait des dents jaunies par les cigarettes... Mon regard a continué l'impitoyable exploration, glissant sur le cou, disparu dans les épaules, le dos voûté et enveloppé, la ceinture de graisse enrobant si généreusement la taille que j'avais du mal à apercevoir le bout de mes pieds...

J'étais effaré! En un éclair, j'ai pris conscience que j'allais dans le mur. Les vingt-cinq dernières années ont défilé en quelques secondes, comme si j'avais feuilleté un album de photos. Le fringant jeune marié sur le parvis de l'église, sous une pluie de grains de riz, dans le crépitement des appareils-photos... L'euphorie des premiers temps avec Cécile où je me croyais l'homme le plus chanceux de la terre! A-mou-reux! Ma femme était la plus belle, la plus appétissante, en dormant, au réveil, décoiffée, les yeux bouffis de sommeil ou pomponnée, je ne me lassais pas de la regarder, de la toucher.

Deux enfants, avec deux ans d'écart. Les grossesses ont effacé sa taille de guêpe mais pas mes sentiments! Ronde comme une pomme, elle était encore à croquer! Elle a abandonné son travail pour mieux s'occuper des enfants. Je n'en étais pas mécontent: une maison est incomparablement plus accueillante avec une fée au logis! Une gardienne du foyer afin que la chaleur en reste toujours diffuse... Je ne me suis pas préoccupé un instant de savoir si elle était comblée. Je l'estimais telle et cela suffisait à me rassurer.

Depuis ce matin, l'image de la glace me poursuit. Mon regard glisse sur Cécile, sans s'arrêter. Ma femme est-elle devenue un meuble, au même titre que le fauteuil Voltaire qui m'accueille pour mes somnolences devant la télé? Usé mais confortable... s'accommodant à la forme de mon corps, le moulant presque... Je n'ai pas besoin de la regarder, l'image mentale me suffit. Je sais que ses cheveux sont tirés, que deux rides amères enserrent sa bouche, tirant vers le bas la commissure des lèvres... Au fond, je n'ai pas envie de la regarder. Elle me renvoie l'image de ma propre déchéance.

2 commentaires:

  1. je me rappelle de ce texte, il me fait toujours frissonner… ;)
    oh, et il y a un petit champignon dans le titre…

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  2. Merci, chère Françoise (ton coup d'oeil attentif de mycologue m'a rendu un grand service et un non moins grand sourire!) Heureusement que tu es là qui oses t'attaquer aux com's et à leurs cerbères que je ne sais pas comment supprimer...
    Ce texte... l'érosion de la passion, de la vie à deux... Parfois, on est soulagé(e) de vieillir seul(e) avec sa déchéance à ne pas partager...

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