samedi 15 mars 2014

Bribes de mémoire 18. * De mon grand-père maternel

  La silhouette de mon grand-père maternel fait partie du décor extraordinaire de mes vacances. La casquette quitte rarement sa tête (cette région a des habitudes vestimentaires différentes - nous ne sommes pas encore à l'époque de l'uniformisation créée par la télé et le commerce mondial); d'ailleurs, je ne peux pas l'imaginer avec le petit chapeau de mon autre grand-père et l'inverse serait tout aussi inconcevable. Sans doute pour protéger sa calvitie du soleil, des gouttelettes de chaux et de crépi. Il est maître maçon et fier de l'être. Dans ce petit village paysan, être artisan procure un certain statut. Cela ne l'enrichit certes pas; il travaille dur car en plus de la maçonnerie, il cultive son lopin de terre et il loue ses bras pendant la moisson afin d'assurer les revenus pour une famille de six enfants dont deux meurent en bas âge. Il habite sa propre maison, montée de ses deux mains.
   Il est issu d'une dynastie de maçons: ses aïeux, depuis des générations, ses frères et un de ses fils, ses neveux et petits-fils, tous exercent le noble métier des bâtisseurs comme si ça allait de soi. A cette époque, à la campagne, le maçon doit gérer la construction depuis les plans jusqu'aux finitions: il est à la fois maçon, charpentier, couvreur, carreleur, menuisier et peintre en bâtiment. Mon grand-père est très demandé dans les campagnes alentour: il est apprécié non seulement pour son perfectionnisme mais aussi pour le bon goût dans le choix des couleurs du crépi. Il se déplace à bicyclette pour travailler à des dizaines de kilomètres plus loin. Je me souviens de ses retours avec le soleil couchant, couvert des gouttelettes du crépi, exténué, s'asseyant à l'ombre pour griller une cigarette, avant même de se laver... Plus tard, un vélo Solex facilite la tâche, et pour finir - suprême luxe - une mobylette...
   Mais il a d'autres cordes à son arc! La tonnelle de son jardin cache un petit atelier, toujours fermé à clé, interdit même à ma grand-mère. Je considère comme un privilège l'autorisation d'y pénétrer. Le mobilier est modeste: un petit divan dans un coin pour les rares siestes des jours de fête, une table et une chaise. Sinon, des outils mystérieux partout! Car mon grand-père est aussi cordonnier et horloger amateur, bien équipé! Sans parler de ses ustensiles de barbier! Il apprend ces métiers tout seul, en observant les mécanismes, et il les exerce parallèlement, quand les mauvaises saisons stoppent les travaux de maçonnerie.
   Son métier à travailler debout toute la journée dans la poussière lui lègue une silhouette droite et élancée - et un asthme tenace (jamais soigné) qui l'empêche de respirer des nuits durant. J'entends encore le sifflement rauque de son souffle et revois son geste pour allumer le petit poste de radio fixé au mur près de son lit, sur les 4 - 5 heures du matin. A cette heure-ci, les émissions en hongrois de La Voix de l'Amérique et de l'Europe Libre  ne sont pas encore trop brouillées. Il est étonnant, mon grand-père. Avant la guerre, on le traite de communiste subversif ; pendant le régime totalitaire il devient dangereux réactionnaire. Je comprends avec ma tête d'adulte qu'il était seulement un homme libre...

illustration: portrait de mon grand-père fait vers mes 11-12 ans

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