dimanche 1 février 2015

Bribes de mémoire 19. Ma tante (1)

    Il y a des personnes qui occupent des places démesurées dans votre décor, d'autres passent discrètement, sur la pointe des pieds, au risque de s'effacer de votre mémoire avant l'heure. Les premières en monopolisent les sillons profonds, leur image surgit immédiatement, leur voix, leur rire le plus souvent.
   Une figure parmi les plus pittoresques de mon enfance est ma tante, la soeur unique de mon père. Petite et ronde, dynamique  -  même à quatre-vingts ans passés, elle nous devance allègrement en marchant  -  les yeux légèrement bridés de mon grand-père qui me font soupçonner un lointain héritage des steppes d'Asie. Personnage si fort qu'elle inspirerait un roman à elle seule...
   Née en 1913, elle a un an lorsque mon grand-père s'en va au front russe. Mon père naît neuf ans après. Une relation très forte, presque maternelle l'attache à lui: même à l'âge avancé, il restera son "petit frère". D'ailleurs, elle a facilement cette attitude de "mère-poule" envers tous ceux qu'elle aime, y compris les "pièces rapportées" tant qu'elles n'ont pas démérité... Alors, cet amour démesuré et sans bornes se transforme en haine impitoyable et sans rappel, ses yeux bridés deviennent deux lames acérées... Cependant, cela ne concerne que branches rapportées: les liens du sang demeurent au-dessus de tous les tourments, sans limites et sans conditions.
    Obligée de quitter l'école, elle commence à travailler tôt, en tant que bonne chez des gens aisés. A seize ans, elle rencontre l'homme de sa vie, le premier et l'unique, un homme doux, un peu effacé  -  mais comment aurait-il pu résister, sans se révolter, au maternage intensif de ma tante?... Les parents s'opposent au mariage car elle est mineure mais elle déclare sans appel : "C'est lui ou la corde!" (allusion que tous les Hongrois comprennent immédiatement, la pendaison étant le mode de suicide le plus répandu dans nos campagnes). Je ne les ai jamais vu se disputer, pas même une "panne de sourire", expression qui désigne un froid passager entre époux. Ils s'adressent l'un à l'autre avec une immense tendresse, se donnant "Père" et "Mère", se tenant par la main, se gratifiant souvent d'une petite caresse ou d'un baiser.
    Difficile d'imaginer deux caractères plus contrastés. Ma tante, haute en couleurs, rit facilement aux éclats, adore danser et ne s'en prive pas, même à quatre-vingts ans passés, si l'occasion se présente. Je ne l'ai jamais entendu se plaindre de fatigue, pourtant, à 87 ans, elle retourne encore la terre de son jardin. Deux tragédies finissent par avoir raison de son indestructible joie de vivre.
(à suivre)

2 commentaires:

  1. Merci Chère Rozsa de nous faire voyager dans un si intime pays qu'il devient un clin d'œil à l'humanité toute entière. Douceur et affirmation de soi, intelligence du cœur et valeurs, haute en couleurs comme tu le dis si bien. Il nous reste à connaître son prénom pour que oser l'approcher sur la pointe des pieds...

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    1. Ma chère Mu, merci de ta visite, une rareté sur ce blog discret! (il paraît qu'on a du mal à laisser des com's...)
      Oui, ma tante... Son rire retentit encore dans ma mémoire...

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