mardi 17 mars 2015

Forteresse (micro-fiction)


   Armelle se retrouve orpheline, "en première ligne", sans la génération d'avant pour faire barrage à la mort. Seule, sans pouvoir s'abriter derrière les soucis et les colères du quotidien, causés par une mère grincheuse et obstinée.

   Que faire des objets hétéroclites rassemblés durant les 86 ans de l'existence maternelle? Sa mère a toujours eu beaucoup de mal à jeter le moindre bric-à-brac, transformant la maisonnette en une caverne de brocanteur. Dans l'armoire à linge, Armelle découvre d'innombrables piles de draps et de serviettes, de torchons intacts, conservés pour le cas d'un besoin inattendu, pour en faire cadeau aussi, comme d'un bon de trésor censé traverser les époques mouvementées. 

   Armelle a souvent incité sa mère à faire le tri autour d'elle, toujours sans résultat. Plus le temps avançait, moins la vieille dame supportait l'idée de se séparer du moindre bibelot, aussi inutile qu'encombrant. Trois gaufriers somnolaient sur une étagère de la cave, en compagnie de l'abat-jour d'un autre âge et des pots de peinture entamés depuis quarante ans... Des fils électriques mystérieux et des chaises boiteuses mais qui "pourraient encore servir, on ne sait jamais!" Cave et grenier remplis, les piles commençaient à envahir l'espace de vie.  La vieille femme a fini par circuler dans des couloirs étroits, entre cuisine et séjour, chambre et salle de bain. Parfois, Armelle s'est dévouée pour entamer un tri, armée de grands sacs de poubelle. Une fois le dos tourné, elle constatait que les journaux et revues jaunis, les cassettes inutilisables, les assiettes ébréchées, les tasses mutilées retrouvaient leurs places empoussiérées. Sa mère a toujours eu la sensation qu'on voulait jeter une partie de son passé avec ces objets imprégnés de la mémoire vive de son existence. Elle y opposait un refus implacable.

   A présent, elle n'est plus là, partie en fumée et en cendres, emportant avec elle le minimum. Sa forteresse, érigée patiemment durant des décennies, derrière laquelle elle tentait d'abriter les désordres de sa vie, reste béante malgré l'abondance des objets. Armelle est libre désormais de les jeter. Elle entreprend de les ranger, les effleurant au passage, traces indélébiles d'une présence.


illustration: R.T.

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