samedi 17 août 2013

Bribes de mémoire 11. Mon grand-père paternel (2)


6 septembre 2008
  
   C'est l'Empire Austro-hongrois en déclin, avec, à sa tête, l'empereur François-Joseph, vieux comme le monde, régnant depuis ses 18 ans. Il commence sa carrière d'empereur en écrasant dans le sang la révolution hongroise de 1848 suivie d'une guerre d'indépendance, avec leur cortège de héros et de martyres dont le souvenir nourrira la braise sous les cendres. Le vieil empereur disparaît en 1916, en plein cataclysme qui emportera deux ans plus tard son empire disloqué. Son exceptionnelle longévité (les vieux dictateurs des temps modernes réitèrent l'exploit) lui confère une certaine indulgence du peuple: à force de ressembler à un meuble immuable, on finit par le trouver rassurant. J'ai toujours entendu mon grand-père l'appeler par un diminutif familier : Ferenc Jóska (prononcer: Féréntz Ioshka : diminutif de Joseph).
  
   N'empêche qu'un an après son mariage (1913) et avec ma tante de quelques mois, mon grand-père pose en tenue militaire sur la photo jaunie. Ma grand-mère sans foulard pour l'occasion ! Je découvre son visage jeune et joli que je ne connaîtrai que ridé et toujours à l'ombre d'un foulard...
   Mon grand-père s'en va pour les années de guerre, se fait prisonnier sur le front russe et finit dans une ferme dans le Caucase, désespérément loin de la famille et du pays. Il apprend à baragouiner en russe mais une nuit d'hiver, il décide de s'enfuir : le paysan s'attaque à coup de fourche à sa fille qui veut épouser un autre que le choix du père, à sa femme en même temps qui la soutient. Mon grand-père dit simplement : Je l'ai renversé dans la paille sinon il aurait fait malheur avec sa fourche. Du coup, je n'avais pas le choix, je me suis sauvé dans la foulée... Il ne relève même pas l'acte de courage, on n'a pas à réfléchir dans ce genre de situation d'urgence, on fait ce qu'on a à faire et c'est tout.
   C'est l'hiver en Russie et il revient à pied, marchant surtout la nuit, pour éviter les humains. La nuit, ce sont des loups dont il faut se méfier : on distingue leurs silhouettes noires sur fond de hurlements affamés sur la crête des congères et il convient de ne pas se placer dans le sens du vent... Nous écoutons ces récits avec mon frère, retenant notre souffle, composant notre cinéma dans la tête : des décennies plus tard, j'ai toujours les mêmes images, intactes d'un cinéma en noir et blanc.

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