mercredi 4 septembre 2013

Gilbert Millet * "Le carillon" nouvelle, extrait




Publié le 17 Septembre 2008 sur Over-blog


   "Une main tremble sur le drap, celle qui bouge encore, serrée sur la télécommande. Dans cet état, tout chirurgien perdrait réputation et compte en banque. Privés d'un oeil ou deux pour un sursaut incontrôlé des doigts, ses patients multiplieraient les lettres d'injures, écrites en braille. Les plus virulents viendraient se plaindre, tentant de l'assommer à coups de canne blanche, heureusement bien imprécis, jetant sur lui d'énormes chiens-guides. Ayant renoncé depuis longtemps à l'ophtalmologie, Pierre ne risque plus rien. Son fils aîné lui a succédé, maître du cabinet, des deux étages de la clinique et des multiples pièces de la propriété. Parmi toutes les chambres, Christian proposait de lui en laisser deux, sur l'avenue, les plus bruyantes. C'était six mois après la mort d'Emilienne. Pierre n'avait plus envie de se battre ni d'encombrer les autres. Il refusa.
   Un claquement lui fait tourner la tête et murmurer la mélodie muette, le son du carillon, réconfortant, aimable qui a ponctué tous les quarts d'heure, pendant un demi-siècle, dans la salle à manger ou à travers les murs, le jour comme la nuit. Ici, il a fallu y renoncer, à cause de la minceur des cloisons, pour ne pas déranger les autres pensionnaires, d'anciens médecins grincheux qui s'auscultaient sans cesse, voyant leurs corps se délabrer sans rire d'aussi bon coeur que lorsqu'ils étaient jeunes, parlaient entre eux de leurs malades et disséquaient, goguenards, les pires infirmités. Pour la même raison, le téléviseur est réduit au silence, son ouïe affaiblie ne pouvant pas capter les décibels chétifs que l'on veut bien lui concéder.
   La grande aiguille fixe le douze, moment privilégié où la musique résonne, se prolonge avant de libérer les coups. De la vente aux enchères, Pierre se souvient parfaitement. Il débutait alors, était marié depuis huit jours et il fallait meubler l'appartement, le premier, celui qui ne comptait que trois petites pièces en plus du cabinet. Un rival acharné, myope aux montures d'écaille, était monté jusqu'à des sommes déraisonnables. L'achat du carillon en devenait incompatible avec l'état de leurs finances. Ils avaient tant de choses plus utiles à acheter... Emilienne avait néanmoins insisté et rien, personne ne résistait à Emilienne, surtout pas lui.
   Au fil des ans, la soumission s'était accrue. Il n'en souffrait pas trop, trouvait un apaisement à voir sa vie privée s'organiser sans lui. La perfection fut atteinte le jour où il devint capable de précéder tous les désirs de son épouse, portant des cravates vertes ornées de fleurs, se nourrissant de soja, d'épinards et de graines, sans regretter les viandes saignantes, faisant l'amour fenêtre ouverte, même les jours de gel, sous le regard de quatre chats dont chaque miaulement dénonçait son manque de virtuosité. Emilienne l'avait trompé pendant la guerre. Il ne l'avait appris que quarante ans plus tard, par un aveu fait sur le lit de mort. D'une voix éteinte, elle lui avait juré n'avoir tiré aucun plaisir de l'incartade. Il l'avait presque crue..." [...]

éditions Quorum 1998,  in  Petites tombes en viager

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