lundi 23 septembre 2013

Zoltán Körösi * Sang de cerise (fin de la nouvelle)


(publié le 6 Novembre 2008 dans "Le blog de Flora)

[...] Chaque fois, je m'installe devant le miroir, je me regarde, je regarde mon visage, ma chevelure, j'y cherche les fils blancs.  Il arrive que j'enlève aussi ma chemise et je me demande pourquoi ce corps, le mien, ne veut pas admettre que je suis encore la même à l'intérieur. Je me regarde dans le miroir mais, jour après jour, c'est une vieille inconnue qui renvoie mon regard.
   Son visage est ridé, ses yeux délavés.
   Je me coiffe, je peux rassembler dans ma main une poignée de cheveux tombés.
   Bien sûr, je sais, tout le monde a cru à l'époque que je n'irais pas à l'enterrement, que j'aurais peur ou honte. Ils pouvaient croire tout ce qu'ils voulaient.
   Béa gisait encore dans le plâtre, on parlait d'eux dans les journaux, ça s'était passé près de Lepsény, comme dans une blague, la Wartburg au nez rond avait été emmenée directement à la casse, et moi j'étais là, à côté du trou, du tas de terre. J'avais mis des bas noirs, une jupe noire, un corsage noir, tout en noir, comme une vraie veuve, et c'était ce que j'étais, je me tenais au deuxième rang mais j'avais fait faire une couronne de vingt-cinq roses, des boutons rouges cerise parmi des branches de pin, pour qu'ils fleurissent encore des jours après. La lumière coulait à flot et le soleil brillait, j'écoutais la musique stridente venue des haut-parleurs, les instruments à vent grinçants, et les cymbales qui éternuaient dignement. Un homme vêtu d'un costume sombre se tenait derrière le micro, il allait faire un discours lorsqu'il s'est mis à pleuvoir d'un seul coup, des petites gouttes mais qui tombaient très dru, comme si on avait arrosé avec une sorte de gigantesque tuyau, et pendant ce temps-là, le soleil continuait de briller, aucun nuage ne bougeait, pourtant, en un instant le sol est devenu gluant, glissant. L'asphalte devait l'être aussi à Lepsény, ai-je pensé, et j'ai tourné mon visage vers le ciel pour que l'eau le lave, qu'elle coule tout le long de mon visage, je n'ai rien à faire du maquillage, ce sera comme si j'avais pleuré.
   C'est vrai, j'ai toujours su me taire mais jamais pleurer.
   Je ferme les yeux, sans dormir bien sûr, mais tout s'éloigne progressivement, j'ai l'impression que le temps s'estompe, mais en moi, à l'intérieur, il reste immobile.
   Des taches rouges et noirs, derrière mes paupières.
   Le soleil y brille.
   Et j'entends, j'entends distinctement qu'ils bavardent là, dans la chambre, un homme et une femme, avec peu de mots, ou plutôt disant rarement quelque chose, comme ces gens qui se connaissent tellement que les mots sont superflus. Ils avalent des syllabes ou bien ce qu'ils disent n'a même pas de sens, il suffit qu'ils soient ensemble tous les deux, leurs voix, leurs corps, indissociables.
   Et lorsque le soir, entre les cheminées et les murs sans fenêtres, le soleil brille de nouveau jusqu'ici en oblique, lorsqu'il ne fait presque qu'effleurer les maisons de la rue Pannónia et que sa lumière est rouge, comme du sirop de cerise épais et collant qui coulerait tout autour des fenêtres noires, moi, je m'accoude de nouveau du côté de la rue, je regarde les vitrines déjà éclairées qui attirent les insectes, les moustiques, comme des voiles vivants s'agitant autour des lumières, et je regarde les autos, le bus numéro 15 qui déverse et qui aspire les gens, oui, je regarde avant tout les gens, ils se dépêchent, ils se prennent par le bras, ils se bousculent, ils s'évitent les uns les autres, comme ils sont nombreux! c'est une idée qui me vient toujours, mais seulement comme ça, comme si ce n'était pas moi qui le pensais, moi qui vis ainsi, comme si, jusqu'ici, j'avais seulement rêvé ma vie entière, les jours cliquettent comme un moteur de Wartburg, ils cliquettent, moteur deux temps oblige, et je sais que la vie qui est en moi, ce n'est déjà plus, ce n'est déjà plus, ce n'est déjà plus moi.

(trad. Rózsa Tatár  pour la nouvelle de Zoltán Kőrösi: Sang de cerise  in  "Sang de cerise" recueil de nouvelles, éditions Noran 2001)

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