
Il est issu d'une dynastie de maçons: ses aïeux, depuis des générations, ses frères et un de ses fils, ses neveux et petits-fils, tous exercent le noble métier des bâtisseurs comme si ça allait de soi. A cette époque, à la campagne, le maçon doit gérer la construction depuis les plans jusqu'aux finitions: il est à la fois maçon, charpentier, couvreur, carreleur, menuisier et peintre en bâtiment. Mon grand-père est très demandé dans les campagnes alentour: il est apprécié non seulement pour son perfectionnisme mais aussi pour le bon goût dans le choix des couleurs du crépi. Il se déplace à bicyclette pour travailler à des dizaines de kilomètres plus loin. Je me souviens de ses retours avec le soleil couchant, couvert des gouttelettes du crépi, exténué, s'asseyant à l'ombre pour griller une cigarette, avant même de se laver... Plus tard, un vélo Solex facilite la tâche, et pour finir - suprême luxe - une mobylette...
Mais il a d'autres cordes à son arc! La tonnelle de son jardin cache un petit atelier, toujours fermé à clé, interdit même à ma grand-mère. Je considère comme un privilège l'autorisation d'y pénétrer. Le mobilier est modeste: un petit divan dans un coin pour les rares siestes des jours de fête, une table et une chaise. Sinon, des outils mystérieux partout! Car mon grand-père est aussi cordonnier et horloger amateur, bien équipé! Sans parler de ses ustensiles de barbier! Il apprend ces métiers tout seul, en observant les mécanismes, et il les exerce parallèlement, quand les mauvaises saisons stoppent les travaux de maçonnerie.
Son métier à travailler debout toute la journée dans la poussière lui lègue une silhouette droite et élancée - et un asthme tenace (jamais soigné) qui l'empêche de respirer des nuits durant. J'entends encore le sifflement rauque de son souffle et revois son geste pour allumer le petit poste de radio fixé au mur près de son lit, sur les 4 - 5 heures du matin. A cette heure-ci, les émissions en hongrois de La Voix de l'Amérique et de l'Europe Libre ne sont pas encore trop brouillées. Il est étonnant, mon grand-père. Avant la guerre, on le traite de communiste subversif ; pendant le régime totalitaire il devient dangereux réactionnaire. Je comprends avec ma tête d'adulte qu'il était seulement un homme libre...