lundi 9 février 2015
jeudi 5 février 2015
Bribes de mémoire 20. Ma tante (2)
la traversée de la Tisza dans le bac |
Je tombe sur une photo prise dans les années soixante-dix, lors de nos retrouvailles estivales: sur les douze personnes souriant du plaisir d'être une fois de plus réunies, au bout d'un an, malgré la distance et les frontières à l'époque difficilement franchissables, plus de la moitié manque aujourd'hui à l'appel. Nos sourires ne laissent pas pressentir les tragédies et les deuils à venir. Quelle chance d'être privés de cette prescience !..
Nous sommes dans le jardin de chez ma tante, parmi ses célèbres géraniums. Son côté "mère-poule" est comblé : toute sa maisonnée est là, son frère et la famille de celui-ci aussi. Il reste à ma tante a une fille unique car la petite soeur est emportée par une maladie aujourd'hui enrayée : la diphtérie. Dans un premier temps, le gendre, avec ses manières de "rat des villes" fait sourire d'indulgence les "rats des champs" qui l'accueillent : il n'a pas le même accent, il a des "manières"; il roule ses cigarettes et manucure ses ongles, exige des serviettes à table. Peu importe: il participe à l'ascension de la fille, institutrice, qui sort déjà des rangs. Après quelques brèves tentatives d'indépendance aux bras de son mari, elle regagne le bercail parental avec lui: il y a de la place et ma tante ne demande que ça! Elle est dévouée à l'extrême et c'est sa façon de se rendre indispensable. Tel un chef d'orchestre, elle organise la vie de la maison. Son mari, souffreteux depuis la guerre est couvé comme un enfant : elle lui épargne le moindre effort et du coup, il est à la merci du plus innocent courant d'air. Je le revois, coincé près du poêle, avec gilet en peau de mouton et casquette, à l'abri d'un hypothétique refroidissement, n'ayant droit qu'à l'eau préalablement tiédie et à sa cuillère à soupe réchauffée. Ma tante est la risée de mon père mais elle avale sans broncher toutes les remarques moqueuses venant de son "petit frère", de neuf ans son cadet.
Fatalement, son mari tombe gravement malade et il est hospitalisé pour une embolie pulmonaire. Il refuse de prendre les médicaments des mains des infirmières, il attend les visites de "Mère". Il ne ressortira pas de l'hôpital et ma tante reste longtemps inconsolable. Sous les apparences d'une vie paisible, un volcan va entrer en éruption. Le gendre prend sa retraite et se retrouve à la maison à longueur de journées, nez à nez avec sa belle-mère, dévouée jusqu'à l'étouffement. Et justement! Un beau jour, son courage dopé par quelques gorgées d'eau-de-vie maison, geste tout à fait inhabituel, il vide son sac des décennies de rancoeurs aigries et tente d'étrangler la vieille femme... Elle est sauvée in extremis mais une profonde fracture s'opère dans la famille et préfigure sa lente décomposition...dimanche 1 février 2015
Bribes de mémoire 19. Ma tante (1)
Il y a des personnes qui occupent des places démesurées dans votre décor, d'autres passent discrètement, sur la pointe des pieds, au risque de s'effacer de votre mémoire avant l'heure. Les premières en monopolisent les sillons profonds, leur image surgit immédiatement, leur voix, leur rire le plus souvent.

Née en 1913, elle a un an lorsque mon grand-père s'en va au front russe. Mon père naît neuf ans après. Une relation très forte, presque maternelle l'attache à lui: même à l'âge avancé, il restera son "petit frère". D'ailleurs, elle a facilement cette attitude de "mère-poule" envers tous ceux qu'elle aime, y compris les "pièces rapportées" tant qu'elles n'ont pas démérité... Alors, cet amour démesuré et sans bornes se transforme en haine impitoyable et sans rappel, ses yeux bridés deviennent deux lames acérées... Cependant, cela ne concerne que branches rapportées: les liens du sang demeurent au-dessus de tous les tourments, sans limites et sans conditions.
Obligée de quitter l'école, elle commence à travailler tôt, en tant que bonne chez des gens aisés. A seize ans, elle rencontre l'homme de sa vie, le premier et l'unique, un homme doux, un peu effacé - mais comment aurait-il pu résister, sans se révolter, au maternage intensif de ma tante?... Les parents s'opposent au mariage car elle est mineure mais elle déclare sans appel : "C'est lui ou la corde!" (allusion que tous les Hongrois comprennent immédiatement, la pendaison étant le mode de suicide le plus répandu dans nos campagnes). Je ne les ai jamais vu se disputer, pas même une "panne de sourire", expression qui désigne un froid passager entre époux. Ils s'adressent l'un à l'autre avec une immense tendresse, se donnant "Père" et "Mère", se tenant par la main, se gratifiant souvent d'une petite caresse ou d'un baiser.
Difficile d'imaginer deux caractères plus contrastés. Ma tante, haute en couleurs, rit facilement aux éclats, adore danser et ne s'en prive pas, même à quatre-vingts ans passés, si l'occasion se présente. Je ne l'ai jamais entendu se plaindre de fatigue, pourtant, à 87 ans, elle retourne encore la terre de son jardin. Deux tragédies finissent par avoir raison de son indestructible joie de vivre.
(à suivre)
(à suivre)
Inscription à :
Articles (Atom)